8 septembre 2023
Brève généalogie de l’habitation nucléaire québécoise
Traduction et mise à jour de la présentation que j’ai prononcée à l’occasion du lancement du livre de Sabu Kohso, Radiations et Révolution : capitalisme apocalyptique et luttes pour la vie au Japon, au Tiers Lieu Montréal, le 19 juin 2022, à l’invitation des éditions de la rue Dorion. La présentation originale en anglais titrait “A brief geography and genealogy of nuclear habitation in Quebec”.
« Travailler à l’avènement d’une société différente n’est pas une utopie. L’utopie loge plutôt au cœur de la croyance que la société actuelle peut continuer sur sa lancée de croissance exponentielle, d’inégalités, de famines, d’épuisement des ressources, de dégradation du milieu, de massacre d’individus et de collectivités, de courses aux armements.»
– Solange Vincent, La fiction nucléaire
Les Milléniaux ont grandi à l’époque où l’on parlait de « renaissance nucléaire ». Cette expression très en vogue au début des années 2000 et qui revient sporadiquement dans l’actualité renvoie à l’idée que seul le développement de la science et des technologies nucléaires aurait le pouvoir d’atténuer les effets des changements climatiques. Des milliardaires des technologies de l’information et investisseurs en capital à haut risque tels que Bill Gates (Terra Power), Peter Thiel (« The New Atomic Age We Need »), Jeff Besos (« Nuclear energy: Fusion plant backed by Jeff Bezos to be built in UK ») et Elon Musk (« Tech Billionaires Rally Around Nuclear as Energy Crisis Looms ») promeuvent ce discours depuis des années à coup de lettre d’opinion dans le New York Times et sur maintes autres tribunes. Ces individus parmi les plus riches de la planète nous somment de soutenir le développement de l’industrie nucléaire pour qu’ils puissent continuer d’accumuler fortune, pouvoir et notoriété. L’idée s’est bien implantée dans les esprits au point où, lors d’une conservation de balcon à Québec durant un épisode caniculaire à l’été 2022, un cégépien étudiant en mathématiques sortira seulement de son mutisme pour déclamer que « le nucléaire, c’est la seule solution ». Dans une culture de concentration indécente de pouvoir et de richesse, on peut comprendre qu’un jeune homme prenne pour modèle ces individus accumulateurs de puissance dont la fortune personnelle dépasse celle des pays dont les populations ont pourtant les besoins les plus criants (« America’s 10 richest people worth more than 106 poorest countries combined »). Le fatalisme nucléaire pour régler la crise climatique (sic) n’est qu’un outil rhétorique utile à la perpétuation d’un mode d’existence catastrophique. Le serpent se mord la queue.
Au nom d’un mode de vie qui requiert toujours plus – jamais moins – de dépense énergétique, le référent nucléaire, synonyme de puissance infinie, s’utilise à toutes les sauces. Steve Jobs d’Apple par exemple disait à propos de l’appareil Android, le compétiteur de l’iPhone, qu’il sortirait l’artillerie thermonucléaire pour l’anéantir. « Tuer la compétition » ne suffit plus; il faut désormais l’annihiler. L’économie nucléaire est une économie de survie supportée par la nucléarisation du langage. Nous avons depuis longtemps dépassé la biopolitique du « vivre et laisser mourir » théorisé par Michel Foucault (1979). L’âge nucléaire implique une gouvernance catastrophique : anéantir pour survivre. Le mode de vie contemporain dépend pour se maintenir d’une puissance inouïe et de quantité phénoménale d’énergie, c’est-à-dire la capacité de mobiliser du capital, des ressources naturelles et une force de travail inégalée. Le recours aux figures mythologiques de la force, de la puissance, du feu, du progrès, de la renaissance, du travail et de la beauté – Prométhée, Phénix, Canopus, Cassiopée, etc – forme non seulement la trame de la désirabilité nucléaire mais participe de l’aveuglement dont parle Günther Anders (1995). Dans les années 1970, le Parti québécois de René Lévesque souhaitait faire du Québec une force nucléaire d’avant-garde. Or, il y a aura toujours une catastrophe à l’horizon pour nous rappeler que nous ne sommes ni dieux, ni titans, ni génies.
Je suis née en 1980 et j’ai grandi dans un contexte sociopolitique post-catastrophique – moins d’un an après l’accident à la centrale nucléaire de Three Mile Island en mars 1979 – où l’existence des armes nucléaires était perçue comme une fatalité. Dans ma région d’origine, le Saguenay Lac St-Jean, se trouve une base militaire canadienne (Bagotville). Mon enfance a été habitée par la présence d’un radar situé sur le Mont Apica dans le secteur du Petit Parc de la Réserve Faunique des Laurentides. Entrer et sortir du Lac nécessitait donc de passer devant ce radar tenu par un détachement de soldats de l’armée canadienne. Cette station faisait alors partie du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD), un réseau de surveillance en cas d’attaque nucléaire soviétique, disait-on. Apica est la déformation en français du mot Nelhueun Upika qui désigne l’endroit où la rivière Pikauba rétrécit. Nous sommes ici en territoire Innu, Nitassinan, mais il s’agissait à l’époque d’un tabou culturel en dehors de la communauté autochtone de Mashteuiatsh. Enfants, nous ne connaissions que la route asphaltée qui mène à la base militaire et éventuellement à la ville de Québec, et non cette géographie secrète composée de chemins pédestres millénaires menant jusqu’au fleuve. La carte officielle de ce territoire est nucléaire et elle tisse une toile composée d’observatoires militaires où se déploie un appareil de surveillance continental nourrissant et diffusant une peur constante d’un bombardement russe au sein de la population. Au pays de l’aluminium et là où git le minerai d’uranium, Nitassinan n’existe pas. N’existe que le Québec, un satellite nucléaire américain.
L’énergie nucléaire est dépeinte depuis maintenant un siècle comme une solution universelle aux problèmes humains, de la faim dans le monde à l’accès général à une énergie abordable au transport et à la santé. À la cartographie coloniale existante, on a surimposé une géographie nucléaire. Depuis plus de 100 ans maintenant, nous avons lu, entendu et avons été abreuvé à cette mystique selon laquelle l’énergie nucléaire est notre trajectoire, notre horizon civilisationnel, le seul future possible pour l’humanité. C’est l’essentiel de la rhétorique One World or None et du programme des Atomes pour la Paix. Nous habitons un fantasme nucléaire : le projet de reconstruire et récréer les villes autour de cette source d’énergie, organiser le vivre ensemble autour de la centrale. C’est notre fond commun culturel, des politiques de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique à la musique populaire, punk ou métal, au burger nucléaire de la chaîne de restauration La Belle et La Bœuf présenté sur de larges publicités le long du réseau autoroutier. C’est notre paysage politique collectif : la centrale et la bombe représentent l’apex du pouvoir, de la puissance et de la violence de l’État avec lequel nous nous identifions aisément à travers les symboles omniprésents de la radioactivité, du champignon nucléaire et même du bikini. Pourtant, l’histoire de ces symboles et l’histoire du développement de l’énergie nucléaire nous ramènent aux conditions d’esclavage dans les mines d’uranium au Congo, à la pollution des territoires des Dene du Nord-Ouest, aux peuples Schoschone, Piute, Bikinien, Ma’ohi, Touareg, Ouigour, Maralinga et Kazakh, entre autres, déplacés ou déportés, forcés à quitter leur terre par des armées d’occupation coloniale dont on a donné l’ordre de transformer ces lieux sacrés en centres d’expérimentation nucléaire faisant de ces peuples des populations de cobayes à leur insu, des travailleurs jetables si ce n’est des esclaves. La géographie nucléaire est une géographie coloniale; la prolifération nucléaire, un autre moyen de coloniser. Par conséquent, la dénucléarisation est une première étape vers la décolonisation.
Nous devons enquêter sur la multiplicité des effets de pouvoir de la prescription nucléaire autant aux niveaux intime que culturel. Comme le lapin blanc d’Alice, nous devons pourchasser la radioactivité, suivre ses traces dans les strates de notre imaginaire afin de reconstituer et décoloniser le paysage nucléaire dans lequel nous habitons. Dans cet espace hétérotopique québécois où la grammaire politique vibre au désir d’État-nation et à l’ethos du « j’m’en câlisse » qu’incarne un idole milliardaire qui s’autoproclame apolitique comme Guy Laliberté, la tâche est impérieuse et colossale. Nous avons pourtant un travail immense à faire pour reconnaître les profonds effets, affects et infects laissés sur nous par la colonisation et la prolifération nucléaires. Nous devons aussi reconnaître les manières dont ces processus de nucléarisation structurent notre vie quotidienne aux niveaux architectural et monumental, c’est-à-dire à la fois aux plans matériel et mental.
Cultiver une éthique de l’imagination et de la responsabilité, scanner et passer nos propres zones mentales et culturelles nucléarisées aux rayon X, prendre la voie mycologique et apprendre à se guérir par la fonge et la forêt plutôt que de demeurer sous le joug du champignon atomique, transmettre les connaissances et l’expérience du documentaire d’Hitomi Kamanaka, Little Voices from Fukushima (2015), proliférer, raconter nos histoires de nucléarisation héritée de nos expériences personnelles, inventer des archipels formés de micro-paradis (Kohso) avec ce qu’il y a, avec ce que nous avons, avec qui nous sommes (Dalie Giroux, 2022). Nous dénucléariser. Voilà notre pouvoir et voilà ce que nous pouvons faire.